Il y a des sujets qui s’imposent avec fracas. Ils se glissent d’abord
l’air de rien dans la maturation du projet qui se rêve pour finalement
prendre toute la place. La Colère est de ces spectacles nés d’un
glissement, une bifurcation devenue priorité. A l’origine engagé dans
une recherche autour de Louise Michel, personnalité historique qui le
fascinait depuis longtemps, Laurent Vacher a ouvert une boîte de Pandore
en voulant confronter les combats de cette femme contre les injustices
sociales à la parole de femmes lambda d’aujourd’hui. Questionner la
source de la colère, voilà ce qui reliait en sous-texte Louise Michel à
ces témoignages d’anonymes de tous milieux sociaux, de tous âges, de
tous les coins de la France, recueillis au gré de rendez-vous organisés
et de rencontres de hasard. D’où ça vient la colère ? Où ça s’ancre ? Où
ça se pose et comment ça s’exprime ?
Les récits de vie glanés prirent vite le pas sur la biographie de la
militante féministe. Leur résonance brute, actuelle, donnait à leurs
confidences une urgence et une puissance qui minorait spontanément
l’idée première d’une création centrée sur cette figure phare de la
Commune de Paris. Son évocation ouvre néanmoins le spectacle en un slam
percutant, comme pour raccrocher les wagons avec le geste initial, comme
pour mieux ouvrir la voie aux autres. Créer une brèche. Mais son
histoire ne prend pas le pas sur celles de Manu, Ambre, Adidja,
Geneviève, Valentine, Rose, Yasmine, Chaïma, Rebecca et toutes les
autres. Au contraire, elle s’efface bien vite pour tendre un micro aux
invisibles, aux effacées, à celles que l’on n’entend pas. Ecouter les
coups de gueule qui ont besoin de sortir, la rage qui ronge et ses
corollaires contradictoires, dépression ou envie d’en découdre. Alors,
qui sont les Louise Michel d’aujourd’hui ? Et comment restituer au
plateau la force de frappe de leur parole ? Conserver intacte leur
oralité singulière, les causes et la nature de leur colère.
Le spectacle est frontal et musical, il attrape la colère par le col
pour lui faire cracher ce qu’elle reflète, ce qu’elle révèle, ce qu’elle
dit de nous. La scénographie va droit au but, minimale et pratique. Une
table accueille quelques accessoires et le matériel de son, quelques
tabourets où s’asseoir, point barre. Les costumes apportent des touches
de rouge, comme un clin d’œil au sujet et à ses retentissements. Une
dynamique aussi. Pourquoi ? Pour que rien ne s’enlise dans la dureté du
réel. Pour laisser toutes ces voix, toutes ces vies, s’épanouir sans
fioriture, pour ne pas fermer le sens ni l’imaginaire. Le dispositif
cultive une certaine proximité et porosité au public. Les trois
interprètes s’accompagnent au ukulélé, au clavier et à la guitare
électrique, pour ne pas s’en tenir qu’aux mots, pour soutenir ces
quotidiens qui flanchent, ces vies qui s’effritent, pour accompagner
cette insubmersible envie d’aller de l’avant, de ne pas se laisser
faire. Car la colère abîme autant qu’elle libère. Elle cache parfois son
jeu sans déborder, sans se nommer, mais suinte en sourdine. Et la
musique vient renforcer cette vitalité qui circule, créer du lien d’un
témoignage à l’autre. Tantôt c’est une cavalcade, le tonnerre qui
gronde, tantôt une ponctuation discrète, un apaisement. Une respiration.
Elle évolue sans cesse, à l’image des multiples facettes de nos colères
qui disent en creux tout ce qui bout au fond de nous, là où elle peut
nous mener aussi et surtout.
Rentrée ou explosive, contenue ou conflictuelle, éphémère ou durable,
sans conséquence ou terrain glissant, individuelle ou collective,
politique, intime, adolescente, au sein du couple ou dans la rue, la
colère prend toutes les couleurs et arpente nos échelles émotionnelles
en grands écarts. Faire une mise au point sur nos colères, c’est aborder
en réalité de multiples thématiques : l’écologie, l’éducation, la
culture, le corps, la sexualité, la politique, l’économie, la famille…
par le biais de profils divers et variés dans l’espace public ou privé.
Il y a celles qui font de leur colère le fer de lance de leur
engagement, femmes politiques, syndicalistes, militantes de tous
horizons, mais il y a également les colères cachées derrière les portes
des foyers, celle des mères célibataires, des femmes en rupture sociale,
des migrantes, des lycéennes, des étudiantes, des sportives, des
apprenties… Il n’y a pas d’âge pour être en colère et les milieux
sociaux les plus défavorisés sont un terrain propice à ce qu’elle s’y
abrite. Sentiment d’impuissance, chômage, épuisement, les ingrédients
sont là…
La colère vient de loin ou de très près, elle se niche dans les silences
autant que dans les emportements. Les interviews furent nombreuses et
fructueuses. La matière collectée bien trop ample pour tenir dans un
format théâtral digeste. Mais comment choisir dans la masse ? Comment
s’octroyer le droit de couper certaines paroles plutôt que d’autres ?
Selon quels critères ? Laurent Vacher a décidé de renoncer à se mettre
dans la position dominante de sélectionner, trancher, élire et rejeter.
Avant chaque représentation, il propose au public un tirage au sort.
Deux enveloppes. Dans chacune, un parcours de témoignages différents. Le
hasard décide et le spectacle alterne entre deux traversées, permettant
au plus grand nombre de paroles possible d’être entendues d’un soir à
l’autre. Sans hiérarchie. Au bout du compte, c’est une cartographie de
nos états d’âme qui se dessine, un miroir de la société, de ses failles,
un état des lieux de nos enjeux communs, une alerte sur un mal-être
généralisé que les comédiennes portent sans pathos et sans mimétisme,
les yeux dans les yeux avec le public. Engagées jusqu’à la moelle.
Marie Plantin